Par Roxane Campeau et Antoine Amnotte-Dupuis, Université de Montréal
Automne 2016
Au fil des séjours de terrains vécus en Eeyou Istchee avec la Première Nation de Chisasibi, communauté Crie la plus au nord aux abords de la Baie James (Québec), un projet de court métrage à caractère anthropologique a graduellement pris forme. Valorisant à la fois les connaissances et savoirs des aîné-es, la recherche ethnomusicologique portant sur les nikimun – pratique vocale spontanée – ainsi que les compétences des intervenantes du Chisasibi Heritage and Cultural Center – le milieu institutionnel culturel local, ce projet s’est lentement doté d’une dimension collaborative respectueuse des contraintes liées à la tradition orale. Le travail cinématographique accompli par le cinéaste en collaboration avec les partenaires précédemment énumérés a permis de créer un objet filmique original. Intitulé Hiipii, soit le terme eeyoush pour désigner le filet de pêche traditionnel, le projet s’avère une forme de représentation d’un chant à propos de maasimaakus – la truite mouchetée. Cette appellation – Hiipii – s’est par la suite avérée pouvant faire allusion au concept anthropologique de maillage (meshwork) ainsi qu’à l’articulation particulière du montage, faisant se converger les perspectives des personnes qui ont travaillé sur le projet.
Parcours en motoneige de la trajectoire migratoire saisonnière menant à la rivière. Crédits photo : Sarah J. Ruper et Antoine Amnotte-Dupuis.
Plus précisément, l’équipe qui a mené ce projet comporte des intervenants de différents milieux: une ethnomusicologue, un cinéaste, la directrice du Chisasibi Heritage and Cultural Center, une employée de cette même institution ainsi que des descendants du créateur du nikimun sélectionné. La volonté commune des partenaires de cette équipe de rendre possible la transmission du mode de vie eeyoush lié à l’usage du territoire en passant par la représentation d’un chant s’est entre autres manifestée par les choix qui ont été faits à chaque étape du projet Hiipii, de l’élaboration jusqu’au montage. En même temps, chacun-e a été en mesure de faire des choix libres dans son propre créneau d’activités. Par exemple, le cinéaste a filmé librement sur les lieux, lesquels ont été librement déterminés par le groupe familial pour situer la pratique vocale dans le cycle des trajectoires migratoires saisonnières ancestrales.
Il s’avère essentiel à la compréhension de la démarche inhérente au projet Hiipii de mentionner que tout nikimun est situé dans l’histoire généalogique et dans le territoire eeyoush. Dans le cas qui nous préoccupe, le chant maasimaakus a été créé en relation à un lieu important des trajectoires migratoires saisonnières de nombreuses familles de Chisasibi. De plus, le moment de l’année où la pratique de la pêche à la truite mouchetée à cet endroit précis de la rivière devenait cruciale correspond au pré-printemps, période qui peut être interprétée comme la fin d’un cycle; la venue des oies du Canada au printemps, source substantielle de l’alimentation eeyoush, pouvant être considérée comme le début d’un nouveau cycle. Ainsi le lieu rattaché à la pratique du nikimun nous révèle l’importance de celui-ci tout en illustrant en partie pourquoi ce nikimun est connu de nombreuses personnes à Chisasibi.
Il est intéressant de soulever que le projet Hiipii est né d’une conversation entre l’ethnomusicologue et les intervenantes du Chisasibi Heritage and Cultural Center pendant laquelle il a été remarqué que dans les pratiques muséales locales, les chants des aîné-es ne sont qu’employés que comme trame sonore des différentes expositions. La proposition selon laquelle un seul chant peut « encapsuler » le mode de vie eeyoush a été le déclencheur du processus créatif collaboratif ayant mené à la réalisation du film. Ainsi, l’« imagination muséologique » (Dubuc et Turgeon 2004:14) des intervenantes du Chisasibi Heritage and Cultural Center s’est retrouvée mêlée à une pratique cinématographique ethnographique contemporaine ainsi qu’à un regard ethnomusicologique participant tous ensemble à la transmission de la pratique vocale en elle-même, mais aussi de tout ce qu’elle sous-tend, et ce, en respectant au mieux les modalités de la tradition orale.
Avant le tournage, une rencontre préparatoire a permis de déterminer les lieux, la chronologie et les personnes présentes dans le film avec les tenants de la tradition orale et les intervenants de l’institut culturel local. Du point de vue cinématographique, le projet Hiipii s’est éloigné de la posture d’observation participante typique du film ethnographique pour se soumettre davantage à la relation à l’autre et au territoire de l’observé, notamment en prenant part activement à l’activité filmée, soit une journée de pêche sur la glace précédée par l’exploration active des trajectoires migratoires saisonnières aboutissant au lieu de pêche. Le cinéaste filme dans ce cas-ci pour observer plutôt qu’observe pour filmer; il filme « ce qu’il perçoit, ce qu’il partage de l’événement en tant qu’observateur socialement impliqué » (Lallier 2009:54). Du côté de la perspective de l’ethnographie visuelle, on s’écarte un peu de l’exercice de réflexivité pour adopter une posture de médiation multidisciplinaire anthropo-socio-psychologique car le projet implique dans sa conception même les individus, les institutions et le groupe familial (Baena et coll. 2004:132). Dans Hiipii, l’ethnomusicologue est une interlocutrice parmi d’autres, absente du champ de la caméra, à qui on présente les savoirs traditionnels écologiques qui supportent la pratique vocale située.
Transmission de connaissances à propos de l’alimentation de subsistance en automne. Crédits photo : Sarah J. Ruper et Antoine Amnotte-Dupuis.
En résumé, cette expérience du projet Hiipii s’est avérée une occasion de collaborer dans l’esprit où chacun tente de respecter les apports et les besoins des autres, dans le but commun de se rapprocher le plus possible de la tradition orale et des contraintes et possibilités d’un objet qui possède parmi ses finalités l’intégration à une institution muséale autochtone. Plus encore, inscrit dans une démarche de reconnaissance, le projet Hiipii présente de manière concrète comment un travail ethnomusicologique et cinématographique peut accompagner un processus d’autodétermination qui a cours entre autres dans les institutions culturelles autochtones au Canada.
RÉFÉRENCES
Camas Baena, V., Pérez, A. M., Sotelo, R. M., & Mateos, M. O., 2004, “Revealing the Hidden: Making Anthropological Documentaries”. Working images: Visual research and representation in ethnography , 120-134.
Dubuc, É., & Turgeon, L., 2004, “Musées et Premières Nations: la trace du passé, l’empreinte du futur”. Anthropologie et Sociétés , 28 (2), 7-18.
Christian Lallier, 2009, Pour une anthropologie filmée des interactions sociales, Archives contemporaines, 250 p., EAN : 9782914610773.