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Invisibilité et discrétion ? Conflits énergétiques et destructions socio-environnementales en Alt Empordà (Catalogne, Espagne)

Par Sabrina Bougie, étudiante au doctorat en anthropologie, Université Laval, Québec

 

La multiplication des projets d’énergies renouvelables se fait sentir partout à travers le monde (Avila 2018). Au Québec, notamment, l’appel d’offres d’Hydro-Québec pour l’acquisition de 1500 MW d’énergies éoliennes laisse déjà entrevoir l’arrivée de grands chantiers à plusieurs endroits sur le territoire (Hydro-Québec 2023). Dans le comté de l’Alt Empordà (Catalogne, Espagne), région transfrontalière avec la France où j’ai réalisé ma collecte de données à l’automne 2021, c’est à un déferlement de projets éoliens auquel les habitants et habitantes ont assisté. Depuis janvier 2020, l’annonce de plus d’une dizaine de propositions de parcs éoliens (terrestres et marins) par diverses compagnies énergétiques fait planer la possibilité de destructions identitaires, culturelles et environnementales irréversibles. 

Les recherches récentes dans le champ de l’anthropologie de l’énergie (Boyer 2019; Dawson 2020; Loloum, Abram, Ortar 2020) ont souligné comment l’électricité – ce flux « invisible » et « indolore » (Abraham 2021; Ortar et Subrémon 2018) – s’immisce discrètement dans nos maisonnées, bien loin des lieux de production (Abram, Winthereik et Yarrow 2019). Les habitants et habitantes des pays industrialisés sont, en majeure partie, dépendants-es de ce flux qui constitue un instrument fondamental des modes de vie occidentaux (Loloum, Abram et Ortar 2020 : 6). Cela dit, on remarque que sa nécessité et les infrastructures que ce flux implique sont très peu remises en question. À vrai dire, sa production gardée à distance et son acheminement, par l’intermédiaire des réseaux de transmission centralisés (Abram, Winthereik et Yarrow 2019 : 7-8), font oublier la provenance ainsi que les coûts environnementaux et sociaux de l’électricité.

A photo of a village, with a narrow street and grey-yellow walls.
Village d’Espolla et fils électriques rejoignant une maison. Par Sabrina Bougie (octobre 2021).

Néanmoins, lorsqu’une communauté est confrontée à des perturbations aussi importantes que celles qu’impliquent des macro-projets énergétiques, tels que des parcs éoliens, le voile d’invisibilité de l’électricité s’évanouit. Pour les membres des associations citoyennes s’opposant aux parcs éoliens avec lesquels j’ai travaillé, les impacts appréhendés n’ont rien de « discret » ou « d’invisible ». Au contraire, au cours de la période comprise entre leur construction et leur démantèlement, c’est-à-dire environ 25 ou 30 ans, les parcs éoliens engendreraient des perturbations et des destructions multiples : des écosystèmes marins, terrestres et des routes migratoires d’oiseaux, des patrimoines architecturaux et mégalithiques, des paysages valorisés en tant qu’atout économique, repère identitaire et expérience sensorielle, des espaces de conservation environnementale, des terres cultivées ou cultivables, des habitats d’espèces menacées ou emblématiques pouvant causer leur disparition. 

Plaine de l’Alt Empordà. Par Sabrina Bougie (novembre 2021).

Or, en mettant en lumière ces destructions, les mobilisations citoyennes telles que celles en Alt Empordà sont à même de confronter les allures « vertes et vertueuses » (Hugh-Jones 2013) et moralement bonnes dont bénéficient généralement les énergies renouvelables, notamment pour les décideurs-es politiques espagnols-es et catalans-es qui mettent sur pied des législations permettant leurs implantations massives et « urgentes ». Ces allures se trouvent d’ailleurs instrumentalisées par les compagnies énergétiques qui proposent les parcs éoliens (Bougie 2023; Hugh-Jones 2013). 

Mentionnons toutefois que la présence de plus en plus fréquente de conflits socio-environnementaux contribue à ébranler toujours plus les récits dominants concernant l’énergie (Avila 2017), la croissance de ce type de conflit permettant d’illustrer comment la transition énergétique n’a rien d’un processus consensuel, progressif, ou maîtrisé (Semal 2017; Loloum, Abram, Ortar 2020). Cette recherche de maîtrise s’inscrit donc, à l’instar de plusieurs autres (Boyer 2019; Dunlap 2020; Franquesa 2018), dans une démarche visant à illustrer les contradictions au sein des constructions discursives dominantes en jeu dans l’implantation de projets d’énergies renouvelables. 

Les énergies renouvelables comme les autres régimes énergétiques (nucléaire, hydroélectrique, fossiles, etc.), et les technologies plus généralement, sont aussi corollaires d’idéaux de « progrès » (Nader 2010). Cela dit, dans une région où, depuis 50 ans, des luttes environnementales ont favorisé la conservation de l’environnement, la renaturalisation de nombreux écosystèmes (Doyon et Bougie, sous presse) ainsi que de l’arrêt de plusieurs projets infrastructuraux (p.e. autoroutes, développements immobiliers, etc.) (Masanès Casaponsa 2018), les parcs éoliens sont bien loin de signifier, pour plusieurs groupes d’acteurs-es, un quelconque « progrès » vers l’avenir désiré et les projets de vie espérés. Au contraire, l’implantation d’éoliennes constituerait de réelles fractures dans l’histoire environnementale régionale, notamment en faisant reculer plusieurs des gains obtenus au courant de toutes les années de luttes socio-environnementales. Plus encore, les macro-projets éoliens sont perçus comme antagonistes à l’instauration d’un ensemble de pratiques plus durables et mises en œuvre par plusieurs groupes d’acteurs de la région (Doyon 2020; Doyon et Carbonell 2021).

Légende : Dessin de la ville de Cadaqués, Cadaqués. Photo par Sabrina Bougie (novembre 2021).

Pour autant, lorsque confrontés à d’autres intérêts collectifs (corporatifs, étatiques) (Coleman 2020) que les leurs, les groupes au centre de cette recherche ont su élaborer des « contre-plans » (Lefebvre 2000 [1974]) qui ont à cœur le devenir des populations locales conjointement à celui du territoire dans lequel ils s’inscrivent et vivent. Ces contre-plans prônent des modèles participatifs et de proximité où l’électricité produite et consommée localement serait fondée sur la demande locale plutôt que sur les besoins du marché de l’énergie pan-européen. Ainsi, ces propositions désignent-elles les processus décisionnels adéquats, l’échelle de grandeur des infrastructures et les lieux appropriés pour leurs implantations. Somme toute, il s’agit de propositions qui illustrent des possibilités d’appropriations matérielles et discursives (Lefebvre 2000 [1974]; Low 1996) de la transition et des moyens alternatifs par lesquels l’opérer. Ils montrent « d’autres directions dans lesquelles l’énergie [peut] […] circuler, d’autres configurations de solidarité et de communauté, et d’autres objectifs à atteindre par l’effort collectif » (Coleman 2020 : 193, ma traduction). 

 

 

Références

Abram, S., B. R. Winthereik et T. Yarrow, 2019, Electrifying Anthropology. Exploring Electrical Practices and Infrastructures. London, New York, Oxford, New Delhi, Bloomsbury. 

Avila, S., 2018, « Environmental Justice and The Expanding Geography of Wind Power conflicts », Sustainability Science, 13, 3 : 599-616.

Bougie, Sabrina, 2023, « Si, però no pas així ». Mobilisations citoyennes contre les parcs éoliens dans l’Alt Empordà (Catalogne, Espagne). Mémoire de maîtrise, département d’anthropologie, Université Laval. 

Boyer, D., 2019, Energopolitics. Wind and Power in the Anthropocene. Durham, Duke University Press.

Coleman, L., 2020, « Afterword. People Thinking Energetically » : 180-194, in T. Loloum, S. Abram et N. Ortar (dir.), Ethnographies of Power : A Political Anthropology of Energy. New York, Berghahn Books. 

Dawson, A., 2020, People’s Power. Reclaiming the Energy Commons. New York et Londres, OR Books.

Dunlap, A, 2021, « Spreading ‘Green’ Infrastructural Harm : Mapping Conflicts and Socio-Ecological Disruptions Within the European Union’s Transnational Energy Grid », Globalizations : 1-25.

Doyon, S., 2020, « Écologie politique des paysans alternatifs de l’Empordà (Catalogne) : s’engager entre mer et montagne », Développement durable et territoire, 11, 1 : 1-18.

Doyon, S. et E. Carbonell, 2021, « New Rurality and Agritourism in Empordà, Catalonia », International Journal of Tourism Anthropology, 8, 4 : 351-369.

Doyon, S. et S. Bougie, 2023 (sous presse), « Natural Parks in the Alt Empordà: from Appropriation to Instrumentalization Through “Restoration” and “Connection”», Revista d’Etnologia de Catalunya, 47.

Franquesa, J., 2018, Power Struggles. Dignity, Value, and the Renewable Energy Frontier in Spain. Bloomington, Indiana University Press. 

Hugh-Jones, M-C., 2013, « Les éoliennes : vertes et vertueuses ? », Terrain, 60 : 108- 131.

Hydro-Québec, 2023, A/O 2023-01: Appel d’offres pour l’acquisition de 1500 MW d’énergie éolienne. Consulté en ligne (https://www.hydroquebec.com/achats-electricite-quebec/appels-propositions/2023-01.html), octobre 2023. 

Lefebvre, H., 2000 (1974), La production de l’espace. Paris, Éditions Anthropos. 

Loloum, T. S, Abram et N. Ortar, 2020, Ethnographies of Power: A Political Anthropology of Energy. New York, Berghahn Books.

Low, S., 1996, « Spatializing Culture: The Social Production and Social Construction of Public Space in Costa Rica », American Ethnologist, 23, 4: 861-879.

Masanés Casaponsa, C. (ed.), 2018, Escola de radicals. Quaranta anys defensant el territori a l’Empordà. Figueres, Brau Edicions.

Nader, L., 2010, The energy Reader. Malden, Wiley-Blackwell.

Ortar, N. et H. Subrémon (dir.), 2018 L’énergie et ses usages domestiques. Anthropologie d’une transition en cours. Paris, Édition Pétra.

Semal, L., 2017, « Une mosaïque de transitions en catastrophe. Réflexions sur les marges de manœuvre décroissantes de la transition écologiste », La pensée écologique, 1, 1 : 1-15.

Serrano Jiménez, L., 2017, « L’energia eòlica a l’Empordà », Alberes : Dossier preservar l’Empordà, 18 : 50-53. 

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